Les petits claviers

Pour les pianistes aux petites mains, un clavier adapté !

« (…) Aussitôt pagodes et pagodines se mirent à chanter et à jouer des instruments : tels avaient des théorbes faits d’une coquille de noix ; tels avaient des violes faites d’une coquille d’amande ; car il fallait bien proportionner les instruments à leur taille. »

Qui a joué le troisième mouvement de Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel – Laideronnette, Impératrice des pagodes – a certainement retrouvé sur la partition la phrase ci-dessus, extraite du conte Serpentin Vert de Marie-Catherine d’Aulnoy (1652-1705). Pourtant, quel pianiste a déjà réfléchi à ce sujet, quand il s’agit de la taille des mains et du clavier ?

Étant moi-même une pianiste dotée de petites mains, l’accès à un certain type de répertoire, principalement de la période romantique, est pour moi plus difficile et limité, compte tenu des passages qui possèdent de grands écarts entre les notes. Ces passages me sont difficiles à exécuter proprement et avec aisance, la détente de la main et des bras n’étant pas favorisée pour les personnes ayant de petites mains.

Tout au long de ma formation pianistique, j’ai étudié attentivement différentes possibilités de doigtés ou d’arrangements, voire certaines solutions comme la suppression ou le déplacement de quelques notes de certains accords pour pouvoir interpréter des oeuvres de compositeurs tels que Chopin, Rachmaninov ou Brahms. Je dois pour cela travailler beaucoup au clavier, malgré le risque d’avoir des lésions et des tendinites. Jusqu’à présent, le choix de mon répertoire a donc été très largement fait en fonction des ces limites physiques.

Depuis la fin de mon Master à la HEMU de Lausanne, j’ai cherché des solutions générales pour ce problème et j’ai découvert les claviers de piano ergonomiques. Ces claviers de piano aux touches plus étroites s’adaptent instantanément à l’intérieur d’un piano à queue ordinaire, permettant ainsi une meilleure performance pour les pianistes aux petites mains.

En 2014, j’ai joué pour la première fois sur un clavier de piano ergonomique, fabriqué par David Steinbuhler, lors d’une visite à Patrick Schnneg en Suisse. J’ai éprouvé comme jamais auparavant une sensation de légèreté et de liberté gestuelle me permettant notamment un meilleur contrôle du son et du legato. Il m’a semblé évident qu’une seule taille de clavier ne suffit pas pour tous les pianistes.

Actuellement, le principal fabricant est David STEINBUHLER et ses claviers sont déjà très répandus aux Etats-Unis. Plus de dix universités américaines offrent ainsi aux pianistes la possibilité d’étudier sur des instruments adaptés à leurs mains. Deux concours internationaux de piano mettent à la disposition des candidats des claviers DS de différentes tailles : Dallas Chamber Symphony International Piano Competition (depuis 2014) et Kuleshov International Piano Festival and Competition (à Oklahoma).

Où est-ce qu’on peut commander ces claviers en Europe ?

Voici quelques entreprises qui fabriquent des claviers ergonomiques en Europe : Kluge (DE), Pinkham pianos (UK) et Kaduk music technology (NL).

Agir pour plus d’égalité

Les femmes sont plus concernées par cette question, car la variation de l’empan mesuré sur les mains de pianistes est directement corrélée à leur sexe : on estime que 75 % des hommes ont un empan égal ou supérieur à 21,7 centimètres (équivalent à une neuvième ou une dixième au bord du clavier habituel), contre seules 15 % des femmes (Boyle et Booker, 2015).

D’autres recherches soulignent qu’une petite main constitue, pour un pianiste, un facteur augmentant le risque de douleurs, lésions et tendinites, notamment chez les enfants et les femmes. Les travaux de Naotaka Sakai sont sans doute une référence de la littérature actuelle. En 2002, il a fait une étude clinique auprès de 200 pianistes japonais et analyse le jeu pianistique à travers des vidéos et équipements capables de mesurer précisément les angles d’abduction du pouce et du cinquième doigt. Selon Sakai, l’hyperabduction lors de l’exécution des passages en octaves ou accords surchargent le poignet et peut causer la maladie de Quervain ou d’autres problèmes de surmenage (Sakai, 2002).

Par ailleurs, une grande partie des prix de concours internationaux de piano est remportée par des hommes, alors que les concours de violon affichent des résultats plus équilibrés au regard du sexe des candidats : le violon, instrument à la dimension variable, occasionne en effet moins de désavantages liés à la taille des mains. Un tableau « Gender Differences in Major Competitions and Performing Careers » peut être consulté sur le site de la communauté PASK (pianists for alternatively sised keyboards).

Enfin, de nombreux artistes, tels la violoncelliste Natalia Gutman, les pianistes Josef Hofmann et Daniel Barenboim, jouent ou ont joué sur des instruments à l’écartement (ou au clavier, dans le cas du piano) plus serré.

Les claviers ergonomiques enlèvent bien des formes de discrimination. Leur inexistence en France m’a poussé à créer un projet de recherche et pratique musicale intitulé « Les Petits Claviers ».

Les Petits Claviers

Atelier pianistique pour la diffusion et le travail de recherche autour du jeu sur les claviers de piano ergonomiques.

En plus d’ouvrir un nouvel horizon pour notre avenir en tant que pianistes, Les Petits Claviers a comme but d’approfondir les possibilités offertes par ces types de clavier, en contribuant à l’égalité des conditions pianistiques, notamment pour les femmes et les enfants.

Nous comptons avec le prêt d’un clavier de la Fondation Steinbuhler et travaillons pour rendre possible le prêt d’un clavier Andriessen (Pays Bas), en collaboration avec la Young Pianist Foundation. Nous sommes à la recherche d’un endroit (salle de concert/auditorium/autre) qui pourrait accueillir et donner vie à ce projet.

Vous trouverez plus d’informations sur le site www.lespetitsclaviers.sitew.fr .

D’autres projets similaires sont actuellement en cours comme « Sirius – un piano qui fait grandir vos mains », coordonné par Ulrike Wolhwender à l’Université de Stuttgart. Depuis février 2020 la Hochschule a équipé (pour la première fois au niveau européen) un piano Yamaha d’un clavier réduit, construit par l’entreprise Laukhuff. Ce piano a été nommé Sirius. À 152,5 mm par octave, cette longueur d’échelle s’approche de la norme américaine DS 6.0. En tout le clavier est d’environ 8,5 cm plus court.

Sylvia Molan, pianiste brésilienne, a participé du projet Sirius à l’Université de Stuttgart. « Il ne s’agit seulement de pouvoir jouer des dixièmes plus facilement – mais principalement de jouer plus facilement et librement avec les autres doigts lorsque je joue des octaves par exemple. » – dit-elle. Ravie de l’expérience de jouer sur un clavier mieux adapté à ses mains, elle monte, avec le soutien de Ulrike Wohlwender, un partenariat entre le magasin de pianos « A Loja de pianos » à São Paulo et la Fondation Steinbuhler, qui leur a concédé le prêt d’un clavier D.S. 6.0. Depuis mars de cette année et pour la première fois au Brésil, il est possible de venir essayer le clavier DS 6.0 à São Paulo.

Références

Rhonda Boyle et Erika Booker, « Pianist Hand Spans: Gender and Ethnic Differences and Implications for Piano Playing », Proceedings of the 12th Australasian Piano Pedagogy Conference, Beyond the Black and White, Melbourne, 2015, p. 10.

Naotaka Sakai, Hand pain attributed to overuse among professional pianists, Medical Problems of Performing Artists, 17 (2002), p. 178-180.